Discours du 1er février 2001 aux membres du Tribunal de la Rote romaine pour l’inauguration de l’année judiciaire
de Jean-Paul II
Date de publication : 01/02/2001

Texte original

Texte Français

DISCOURS DU PAPE JEAN-PAUL II

À L'OCCASION DE L'INAUGURATION DE L'ANNÉE JUDICIAIRE

DU TRIBUNAL DE LA ROTE ROMAINE



1er février 2001



" DIMENSION NATURELLE DU MARIAGE ET DE LA FAMILLE "



A l'occasion de l'inauguration de la nouvelle Année judiciaire, Jean-Paul II a reçu, le mercredi 1er février 2001, dans la Salle Clémentine du Palais apostolique, les Prélats auditeurs, les officiers et avocats du Tribunal de la Rote romaine. Répondant à l'adresse d'hommage du Doyen de la Rote, Mgr Raffaello FUNGHINI, le Pape a prononcé l'allocution suivante :


1. L'inauguration de la nouvelle Année judiciaire du tribunal de la Rote romaine me fournit l'heureuse occasion de vous rencontrer une nouvelle fois. En saluant avec affection toutes les personnes présentes, il m'est particulièrement agréable de vous exprimer, chers Prélats auditeurs, officiers et avocats, ma plus vive reconnaissance pour le travail prudent et difficile que vous accomplissez dans l'administration de la justice au service de ce Siège apostolique. Avec une grande compétence, vous travaillez à protéger la sainteté et l'indissolubilité du mariage et, en définitive, les droits sacrés de la personne humaine, selon la tradition séculaire du glorieux Tribunal de la Rote.

Je remercie Mgr le Doyen qui s'est fait l'interprète et le porte-parole de vos sentiments et de votre fidélité. Ses paroles nous ont fait opportunément revivre le grand Jubilé qui vient de se terminer.


2. En effet, les familles ont été les grandes protagonistes des journées jubilaires, comme je l'ai souligné dans ma Lettre apostolique Novo millennio ineunte . J'ai rappelé dans cette Lettre les risques auxquels est exposée l'institution familiale, soulignant que "l'on Constate une crise diffuse et radicale de cette institution fondamentale". Parmi les défis les plus ardus qui attendent l'Eglise aujourd'hui, il y a celui d'une culture individualiste envahissante et qui tend, comme l'a bien dit Mgr le Doyen, à circonscrire et à confiner le mariage et la famille dans le monde du privé. Je pense qu'il est donc important de revenir ce matin sur certains thèmes sur lesquels je me suis déjà arrêté lors de nos précédentes rencontres, pour réaffirmer l'enseignement traditionnel sur la dimension naturelle du mariage et de la famille.

Le Magistère ecclésiastique et la législation canonique contiennent de nombreuses références au caractère naturel du mariage. Dans la Constitution Gaudium et spes, le Concile Vatican II, après avoir posé comme principe que "Dieu lui- même est l'auteur du mariage, qu'il a doté de multiples biens et finalités " (GS 48), traite de certains problèmes de morale conjugale en se référant à des "critères objectifs qui ont leur fondement dans la nature même de la personne humaine et de ses actes" (GS 51). A leur tour, les deux Codes promulgués par mes soins, quand ils définissent le mariage, affirment que "la communauté de toute la vie" (consortium totius vitae) est "ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu'à la génération et à l'éducation des enfants" (CIC 1055 CIO 776 Par. 1).

Cette vérité, dans le climat que créent une sécularisation toujours plus marquée et une vision d'ensemble du mariage et de la famille totalement privatisée, est non seulement non acceptée de fait, mais ouvertement contestée.


La fausse opposition entre nature et culture


3. Nombre d'équivoques se sont accumulées autour de la notion même de "nature". Surtout, on a oublié le concept métaphysique de nature, qui est précisément celui auquel se rapportent les documents de l'Eglise que nous avons cités. On tend alors à réduire ce qui est spécifiquement humain au domaine de la culture, en revendiquant pour la personne une créativité et un secteur opérationnel complètement autonomes aux plans tant individuel que social. Dans cette optique, ce qui est "naturel" serait une donnée purement physique, biologique et sociologique, à manipuler au moyen d'une technique qui obéit à ses intérêts propres.

Cette opposition entre culture et nature laisse la culture sans aucun fondement objectif, en proie à l'arbitraire et au pouvoir. On l'observe très clairement dans les tentatives actuelles pour présenter les unions de fait, y compris les unions homosexuelles, comme équivalant au mariage, dont on nie précisément le caractère naturel.

Cette conception purement empirique de la nature empêche radicalement de comprendre que le corps humain n'est pas quelque chose d'extrinsèque à la personne, mais qu'il constitue en même temps que l'âme spirituelle et immortelle un principe intrinsèque de cet être unitaire qu'est la personne humaine. C'est ce que j'ai montré dans l'Encyclique Veritatis splendor (VS 46-50), où j'ai souligné l'importance morale de cette doctrine, si importante pour le mariage et la famille. En effet, on peut facilement chercher en de faux spiritualismes une validation présumée de ce qui est contraire à la réalité spirituelle du lien conjugal.


4. Quand l'Eglise enseigne que le mariage est une réalité naturelle, elle propose une vérité mise en évidence par la raison pour le bien des conjoints et de la société, et confirmée par la révélation de notre Seigneur, qui met explicitement en lien étroit l'union conjugale avec le "commencement" (Mt 19,4-8), dont parle le Livre de la Genèse: "Homme et femme il les créa" (Gn 1,27), et "Ils deviendront une seule chair" (Gn 2,24).

Mais le fait que le donné naturel soit confirmé avec autorité et élevé au rang de sacrement par notre Seigneur ne justifie absolument pas la tendance, malheureusement largement répandue aujourd'hui, à idéologiser la notion de mariage - nature, propriétés essentielles et finalités -, en revendiquant une conception de la validité différente selon que l'on est croyant ou non croyant, catholique ou non catholique, comme si le sacrement était une réalité successive et extrinsèque au donné naturel, et non pas le donné naturel lui-même mis en évidence par la raison, assumé et élevé par le Christ comme signe et moyen de salut.

Le mariage n'est pas une quelconque union entre personnes humaines, susceptible d'être représentée par une pluralité de modèles culturels. L'homme et la femme trouvent en eux-mêmes la disposition naturelle à s'unir conjugalement. Or le mariage, comme le précise bien saint Thomas, est naturel non pas parce qu'il est "causé par la nécessité des principes naturels", mais bien en tant qu'il est une réalité "vers laquelle incline la nature, mais qui est accomplie au moyen du libre arbitre" (Somme théologique, Suppl., q. 41, art. 1, in c). Il est donc totalement erroné de mettre quelque opposition entre nature et liberté, entre nature et culture.

Lorsqu'on examine la réalité historique et actuelle de la famille, on tend souvent à mettre l'accent sur les différences, pour relativiser l'existence même d'un dessein naturel sur l'union entre l'homme et la femme. Il apparaît au contraire plus réaliste de constater que, au milieu des difficultés, des limites et des déviations, est toujours présente chez l'homme et la femme une inclination profonde de leur être, qui n'est pas le fruit de leur imagination, et qui, en ses traits fondamentaux, transcende largement les diversités historico- culturelles.

En effet, l'unique voie par laquelle peut se manifester l'authentique richesse et la diversité de tout ce qui est essentiellement humain, est la fidélité aux exigences de la nature propre. Dans le mariage également, l'harmonie souhaitable entre la diversité de réalisations et l'unité essentielle n'est pas seulement une hypothèse, mais elle est garantie par la fidélité vécue aux exigences naturelles de la personne. Par ailleurs, le chrétien sait qu'il peut compter pour cela sur la force de la grâce, capable de guérir la nature blessée par le péché.


Le mariage, "communauté de toute la vie"


5. La "communauté de toute la vie" exige le don réciproque des époux (CIC 1057 Par. 2; CIO 817 Par 1). Mais cette disposition personnelle a besoin d'un principe de spécificité et d'un fondement permanent. La considération naturelle du mariage nous fait voir que les conjoints s'unissent précisément en tant que personnes entre lesquelles existe une différence sexuelle, avec toute la richesse également spirituelle que cette diversité possède au niveau humain. Les époux s'unissent en tant que personne-homme et que personne-femme. La référence à la dimension naturelle de leur masculinité et de leur féminité est décisive pour comprendre l'essence du mariage. Le lien personnel du mariage s'instaure précisément au niveau naturel de la modalité masculine ou féminine de l'être en tant que personne humaine.

Le domaine de l'agir des époux et, donc, des droits et devoirs matrimoniaux, est une conséquence de leur être et trouve en ce dernier son fondement véritable. Aussi, de cette manière, l'homme et la femme, en vertu de cet acte de volonté tout à fait singulier qu'est le consentement (CIC 1057 Par. 2; CIO 817 Par. 1), établissent-ils librement entre eux un lien préfiguré par leur nature propre, et qui constitue désormais pour tous deux un vrai chemin vocationnel au long duquel ils vivent leur personnalité propre comme une réponse au plan divin.

Le fait d'être ordonné vers les finalités naturelles du mariage - le bien des conjoints, la procréation et l'éducation des enfants - est intrinsèquement présent dans la masculinité et la féminité. Ce caractère téléologique est décisif pour comprendre la dimension naturelle de l'union. En ce sens, le caractère naturel du mariage se comprend mieux quand on ne le sépare pas de la famille. Le mariage et la famille sont inséparables, parce que la masculinité et la féminité des personnes mariées sont, de par leur constitution, ouvertes au don des enfants. Sans cette ouverture, il ne pourrait absolument pas exister de bien des conjoints qui soit digne de ce nom.

Même les propriétés essentielles, l'unité et l'indissolubilité, s'inscrivent dans l'être même du mariage, et ne sont en aucune manière des lois qui lui seraient extrinsèques. Ce n'est que si on le voit comme une union qui implique la personne dans la réalisation de sa structure relationnelle naturelle, qui demeure essentiellement la même au cours de la vie personnelle, que le mariage peut se situer au- delà des changements de la vie, des efforts, et même des crises par lesquels passe souvent la liberté humaine pour vivre ses engagements. Si, au contraire, on considère l'union matrimoniale comme reposant uniquement sur des qualités personnelles, des intérêts ou des attirances, il est évident qu'elle n'apparaît plus comme une réalité naturelle, mais comme une situation qui dépend de l'actuelle persévérance de la volonté en fonction de la persistance de faits et de sentiments contingents. Certes, le lien est causé par le consentement, c'est-à-dire par un acte de volonté de l'homme et de la femme; mais ce consentement met en acte une puissance qui existe déjà dans la nature de l'homme et de la femme. Ainsi, la force indissoluble du lien elle-même se fonde sur l'être naturel de l'union librement établie entre l'homme et la femme.


Le mariage n'échappe pas à la logique de la Croix du Christ


6. De nombreuses conséquences découlent de ces présupposés ontologiques. Je me limiterai à indiquer celles qui ont une importance et une actualité particulières dans le droit matrimonial catholique. Ainsi, à la lumière du mariage en tant que réalité naturelle, on saisit facilement la caractère naturel de la capacité de se marier: "Peuvent contracter mariage tous ceux qui n'en sont pas empêchés par le droit" (CIC 1058 CIO 778). Aucune interprétation des normes sur l'incapacité consensuelle (CIC 1095 CIO 818) ne serait juste si, dans la pratique, elle rendait vain ce principe: "Ex intima hominis natura - affirme Cicéron - haurienda est iuris disciplina" (C'est de la nature la plus intime de l'homme qu'il faut tirer les dispositions du droit) (Cicéron, De Legibus, II).

La norme établie par le CIC 1058 que nous avons citée devient encore plus claire lorsque l'on garde à l'esprit que, de par sa nature, l'union conjugale concerne la masculinité et la féminité mêmes des personnes mariées, pour lesquelles il ne s'agit pas d'une union qui requière essentiellement des caractéristiques singulières de la part des contractants. S'il en était ainsi, le mariage se réduirait à une intégration de fait entre les personnes, et ses caractéristiques, tout comme sa durée, dépendraient uniquement de l'existence d'une affection interpersonnelle, celle-ci n'étant pas davantage déterminée.

Pour une certaine mentalité aujourd'hui très répandue, cette vision peut sembler en contradiction avec les exigences de la réalisation personnelle. Ce qui semble difficile à comprendre pour cette mentalité, c'est la possibilité même d'un vrai mariage qui ne soit pas réussi. L'explication s'insère dans le contexte d'une vision humaine et chrétienne intégrale de l'existence. Ce n'est certes pas ici le moment d'approfondir les vérités qui éclairent cette question: en particulier, les vérités sur la liberté humaine dans la situation présente de nature déchue mais rachetée, sur le péché, le pardon et sur la grâce.

Il suffira de rappeler que, lui aussi, le mariage n'échappe pas à la logique de la Croix du Christ, qui exige bien effort et sacrifice, et comporte aussi douleur et souffrance, mais qui n'empêche pas, dans l'acceptation de la volonté de Dieu, une pleine et authentique réalisation personnelle, dans la paix et la sérénité de l'esprit.


7. On comprend mieux l'acte qu'est le consentement matrimonial dans son rapport à la dimension naturelle de l'union. Celle-ci est en effet le point de référence objectif par rapport auquel la personne vit son inclination naturelle. D'où la normalité et la simplicité du consentement véritable. Représenter le consentement comme une adhésion à un schéma culturel ou de loi positive n'est pas réaliste et risque de compliquer inutilement la vérification de la validité du mariage. Il s'agit de voir si les personnes, outre l'identification de la personne de l'autre, ont vraiment saisi la dimension naturelle essentielle de leur conjugalité, laquelle implique, par exigence intrinsèque, la fidélité, l'indissolubilité et la paternité/maternité potentielle, comme biens qui intègrent une relation de justice.

Même la science du droit la plus profonde et la plus subtile - avertissait déjà le Pape Pie XII, de vénérée mémoire - ne pourrait indiquer un autre critère pour distinguer les lois injustes des lois justes, le simple droit légal du droit véritable, que ce que l'on perçoit déjà à la seule lumière de la raison quant à la nature des choses et de l'homme lui-même, le critère de la loi écrite par le Créateur dans le cœur de l'homme et expressément confirmé par la Révélation. Si le droit et la science juridique ne veulent pas renoncer au seul guide capable de les maintenir dans le droit chemin, ils doivent reconnaître les "obligations éthiques" comme normes objectives valides aussi pour l'ordre juridique"

 

Le caractère naturel du mariage et sa sacramentalité


8. Alors que je m'approche de ma conclusion, je voudrais m'arrêter brièvement sur le rapport entre le caractère naturel du mariage et sa sacramentalité, étant donné que, depuis le Concile Vatican II, nombreuses ont été les tentatives de revitaliser l'aspect surnaturel du mariage, également au moyen de propositions théologiques, pastorales et canoniques étrangères à la tradition, comme celle d'exiger la foi comme qualité requise pour se marier.

Presque au début de mon pontificat, après le Synode des évêques sur la famille au cours duquel ce sujet fut traité, je me suis prononcé à cet égard dans mon Exhortation Familiaris consortio, où j'ai écrit: "Le sacrement de mariage a ceci de spécifique parmi tous les autres: il est le sacrement d'une réalité qui existe déjà dans l'économie de la création, il est le pacte conjugal même que le Créateur a institué au commencement" (FC 68). Par conséquent, pour identifier quelle est la réalité qui, dès le commencement, est liée à l'économie du salut et, qui, dans la plénitude des temps, constitue un des sept sacrements au sens propre à la Nouvelle Alliance, l'unique voie est de se reporter à la réalité naturelle qui nous est présentée par l'Ecriture au Livre de la Genèse( Gn 1,27 Gn 2,18-25). C'est ce qu'a fait Jésus en parlant de l'indissolubilité du lien conjugal (Mt 19,3-12 Mc 10,1-2) et c'est ce qu'a fait saint Paul en montrant le caractère de "grand mystère" que possède le mariage "en pensant au Christ et à l'Eglise" (Ep 5,32). Du reste, parmi les sept sacrements, le mariage, tout en étant un "signum significans et conferens gratiam " (un signe signifiant et qui confère la grâce), est le seul qui ne se réfère pas à une activité orientée spécifiquement vers l'accomplissement de fins directement surnaturelles. Le mariage, en effet, a comme finalités, non seulement prédominantes mais propres "indole sua naturali" (de par son caractère naturel), le bonum conjugum, la prolis generatio et educatio (CIC 1055).

Dans une perspective différente, le signe sacramentel consisterait dans la réponse de foi et de vie chrétienne des conjoints, ce qui le priverait d'une consistance objective qui permette de le compter parmi les véritables sacrements chrétiens. L'obscurcissement de la dimension naturelle du mariage, avec sa réduction à une pure expérience subjective, comporte aussi la négation implicite de sa sacramentalité. A l'inverse, c'est précisément la compréhension adéquate de cette sacramentalité dans la vie chrétienne qui pousse à une remise en valeur de sa dimension naturelle.

Par ailleurs, introduire, pour le sacrement, des exigences intentionnelles ou de foi qui iraient au-delà de celle de se marier selon le plan divin du "commencement" - outre les risques graves que j'ai indiqués dans Familiaris consortio (FC 68) jugements infondés et discriminatoires, doutes sur la validité de mariages déjà célébrés, en particulier de la part de baptisés non catholiques -, porterait inévitablement à vouloir séparer le mariage des chrétiens de celui des autres personnes. Cela s'opposerait profondément au sens véritable du dessein divin, selon lequel c'est précisément la réalité de la création qui est un " grand mystère " en référence au Christ et à l'Eglise.


9. Voilà, chers Prélats auditeurs, officiers et avocats, quelques-unes des réflexions que je tenais à partager avec vous pour orienter et soutenir le précieux service que vous rendez au Peuple de Dieu. Sur chacun de vous, sur votre travail quotidien, j'invoque la protection particulière de la très sainte Vierge Marie, "Speculum iustitiae" (Miroir de Justice), et je vous accorde de tout cœur la Bénédiction apostolique, que j'étends bien volontiers à vos proches et aux étudiants du "Studio" de la Rote.



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Consulté sur :

https://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/speeches/2001/february/documents/hf_jp-ii_spe_20010201_rota-romana.html